LE LYCEE DANS LA TOURMENTE
Lycée Albert Sarraut . Mot magique ressurgi du fin fond du souvenir et au hasard des lectures du bulletin de l'ALAS. Mais le plus souvent les évocations parues me sont peu familières, sans doute parce que, n'appartenant pas à la même génération, je n'ai pas participé aux mêmes aventures juvéniles. Mais au moins, ce nom résonne triomphalement dans mon esprit comme le son du tambour du lycée qui marquait les débuts des cours ou des récréations, martelé par l'appariteur de service armé de solides bâtons qu'il maniait d'un geste vigoureux , comme pour pousser sans ménagement vers l'entrée ou hors des salles de cours selon l'heure, les potaches nonchalants. J'ai fréquenté le lycée Albert Sarraut dès la 10 ème , en 1941, et jusqu'à la 3 ème , et j'ai connu ses diverses nomadisations selon les évènements. Je revois les marches imposantes de la façade principale de l'édifice, le fronton impérial, les multiples carreaux des fenêtres alignées en une enfilade des murs marmoréens. Pour nous, la rentrée s'effectuait tout près du Cercle Sportif où s'étaient illustrés les frères Eminente, nageurs émérites. Tôt le matin, les élèves du petit lycée arrivaient en ordre dispersé, piaillant à qui mieux mieux, formant des groupes disparates devant l'entrée, puis éparpillés dans la cour autour du tam-tam qui allait dans un instant retentir de ses martiales vibrations pour nous placer d'autorité en rangs ordonnés autour du drapeau qu'un couple d'élèves méritants allait hisser à la pointe de la hampe dressée vers le ciel, après que la voix tonitruante du censeur ou du « surgé » aurait clamé d'un ton viril le traditionnel « Hissez les couleurs » ! De ces premières années au lycée m'est resté le souvenir attendri de Mmes Le Gall, Chevalier, Donnet entre autres. Il est arrivé après 1943 que par crainte des bombardements, alors que ma famille venait de déménager pour la rue Alexandre de Rhodes, la situation étant apparue troublée, il avait été décidé que désormais les écoles et lycée seraient dispersés à Hadong ou ailleurs selon les cycles, à l'écart de Hanoï, trop exposée par la présence des Japonais aux bombardements alliés. Pour Hadong, nous prendrions donc le tramway tous les matins pour nous rendre à l'école à quelques kilomètres de la capitale. Il me semble aujourd'hui que ces déplacements quotidiens n'allaient pas durer très longtemps. Car l'attaque japonaise du 9 Mars 1945 allait tout remettre en question. Cette éphémère fréquentation scolaire exceptionnelle m'a laissé des souvenirs délicieux. Les trajets Hanoï-Hadong par le tramway me semblent aujourd'hui assez épiques. Tôt le matin, nous nous rendions à pied au lieu de rendez-vous d'où devait partir le « tram ». Chemin faisant, nous longions un étang où coassaient à gorge déployée des grenouilles du genre »crapaud-buffle », au chant guttural et sinistre, et nous hâtions le pas pour atteindre sans tarder la troupe des écoliers babillards, plus rassurante. Le voyage se déroulait dans un brouhaha indescriptible d'enfants enivrés de ce sentiment de liberté que donne toute situation insolite : chants, cris, exclamations ou apostrophes excentriques… Je me souviens qu'un groupe de garçons un peu plus âgés et sans doute excités par le climat de guerre que faisait planer l'occupation japonaise, et aussi par bravade, avait un jour entonné, harmonica en renfort, le « God Save The King ». C'était la guerre. Dès le lendemain, informé par la rumeur, mon père avait décidé de nous soustraire de ce qu'il considérait comme une atmosphère périlleuse, et nous avait retirés de l'école. De ce jour, date le magistère de ma mère, intronisée pour un temps institutrice de ses enfants. Plus tard, le lycée fonctionna quelque temps dans des locaux dispersés en attendant de réintégrer ses murs en 1947 je crois. C'est à cette époque que je fréquentais les classes de la 6è à la 3è. Il me faut évoquer ici quelques unes des figures de nos maîtres tutélaires. Qui ne se souvient des efforts méritoires de Mme Gleize pour nous inculquer les théorèmes de Pythagore ou de Thalès, de M. de Pletner qui nous enseignait l'anglais avec un fort accent cosaque, des finesses artistiques de l'ineffable M. Nam Son, des gammes de Mme Pelletier qui n'avait de cesse de nous apprendre à « chanter avec la gorge et non avec le nez » ? Et pour moi, Mlle Yvonne Caillot, prof de Sciences et amie fidèle de la famille. Et si j'ai longtemps pratiqué le volley-ball, je le dois à MM. Merkel et Chaussidière, athlètes accomplis. Ainsi, les souvenirs de notre génération de potaches plus jeunes divergent-ils de ceux de nos aînés, mais à travers ces multiples péripéties, je pense que nous partageons au moins un point commun. Si pour nombre d'entre nous la France est notre pays, pour tous Hanoï reste notre première maison et le Lycée Albert Sarraut notre première nourrice.
L'évacuation du Lycée Albert Sarraut durant la période des bombardements sur Hanoi, c'est bien sûr pour ceux de ma génération, à Ha Dong. Pourtant, il me revient le souvenir d'un autre site où a dû également se dérouler une partie de notre scolarité : Lon Chau.. L'exactitude du nom ne m'est même plus assurée, encore moins la localisation exacte. C'était dans la montagne tonkinoise sans doute, et probablement guère trop éloigné de Hanoi. (1) Les bombardements répétés sur Hanoi avaient incité des familles à investir ce site où, sans qu'aujourd'hui je me l'explique, des baraquements étaient tout prêts, leur permettant de s'installer sans trop de perturbation, en attendant des jours plus sereins. Autant qu'il m'en souvienne, nous étions vers la fin de 1944. Mères et enfants y avaient donc pris leurs quartiers, tandis que les pères y venaient passer les fins de semaines, ou parfois quelques jours. Le site me faisait penser un peu au monde de Robinson Crusoë tel que, lecture faite, je me le représentais. L'aire des habitations et de l'école de fortune qui y avait été aménagée était ceinturée de rochers tout proches, et je me souviens d'une grotte qui me paraissait alors gigantesque, sous une voûte rocheuse dont le sommet, très haut au dessus de ma tête, s'ouvrait vers le ciel, sans doute par un aven. L'ensemble revêt dans mon souvenir un aspect semblable au paysage de la Baie d'Along, l'eau en moins. Nous étions loin du tohu-bohu de la ville auquel s'étaient substitués les piaillements excités des marmots lâchés dans un décor d'aventure rêvé. Les après-midi libres, ou au sortir des cours, nous partions escalader les rochers à la recherche de cristaux de quartz que nous conservions précieusement comme s'il s'était agi de pierres précieuses. Ou bien nous errions dans les environs, explorant la région, avec un sentiment exceptionnel de liberté et d'aventure. Il nous arrivait de nous hasarder dans des boyaux à travers les rochers, comme à la recherche de je ne sais quelle caverne mystérieuse dans le ventre de la terre. Nous avions l'impression de vivre en marge du monde, ou à une aube d'humanité. Le séjour ne me semble pas avoir duré très longtemps. Même, mon père ayant considéré ce refuge comme illusoire, et des rumeurs ayant sans doute commencé à circuler sur les difficultés dans les rapports entre Français et Japonais, notre famille avait déserté les lieux avant le repli général, probablement pour éviter toute mauvaise surprise. Aujourd'hui, je mesure la chance qu'avait alors représenté pour nous cette initiative. Car, c'est peu de temps après que se produisit le coup de force japonais contre les troupes françaises dans la nuit du 9 Mars 1945. Et nous apprîmes que les familles qui se trouvaient encore à Lon-Chau, ce soir-là, furent contraintes de quitter précipitamment les lieux en abandonnant tout sur place, et se trouvèrent jetées à pied, sur la route en direction de Hanoï. Peu avant notre retour vers Hanoï, nous avions fêté Noël à Lon-Chau. Noël exceptionnel à plus d'un titre. Les familles avaient décidé de tout organiser en commun, préparant le repas du réveillon, qui devait se dérouler devant une vaste table commune, sans doute Au sortir de l'office, nous eûmes droit à la traditionnelle distribution des cadeaux. Je me souviens que j'avais reçu, pour ma part, les Mille et Une Nuits en 2 volumes, dont la couverture portait des illustrations semblables à des enluminures aux couleurs éblouissantes. Après, le repas, pris dans une atmosphère de chaude solidarité renforcée encore par le climat d'insécurité qui présidait au séjour et qui poussait les familles à se serrer les coudes, répandait parmi nous une sorte de communion au diapason de la soirée. Je me sentais en accord avec les souhaits échangés et les chants de Noël entonnés durant ou après la messe. Beaucoup plus tard, l'âge mûr atteint, et aujourd'hui encore, après toutes ces années, j'ai acquis le sentiment d'avoir vécu durant toutes ces périodes incertaines et exposées, un épisode exceptionnel, comme une tranche de vie empreinte à la fois d'inquiétude et de merveilleux. Hanoï, le lycée Albert Sarraut, c'est aussi ce précieux bagage de souvenirs à la fois estompés et embellis par le temps.
(1) N.D.L.R. – Sans doute cette localité se trouve dans la Baie d'Along terrestre. Roger ROSSI, Elève du lycée Albert Sarraut de 1941 à 1950.
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